Grégoire de
Nysse
PRÉAMBULE
Toute à ton honneur, pour
toi qui as fait le libre choix du christianisme, cette
ferveur qui te pousse à connaître le chemin
qui mène un homme à la perfection en
passant par une vie vertueuse, dans ton désir de
voir se maintenir ta vie durant toutes tes actions
à l'abri du reproche. Pour moi, j'aurais tenu
par-dessus tout à ce que tu puisses trouver dans
ma vie les exemples propres à exciter ton
zèle, que mes actes, plus que mes paroles,
t'offrent l'enseignement que tu recherches.
Car mes directives, touchant l'acquisition des biens
spirituels, ne mériteraient ton crédit que
si ma vie s'accordait à mes discours. Mais j'en
suis encore à désirer que cela se
réalise et, à mes yeux, je ne suis pas
encore parvenu à cette perfection d'offrir ma vie
en exemple plutôt que de prêcher; aussi, dans
ma crainte de te donner l'impression que je ne t'apporte
pas la moindre contribution ni le moindre secours dans ta
recherche, j'ai songé à t'exposer les
conditions au prix desquelles on tend
nécessairement vers la vie parfaite; et c'est
là le point de départ de mon propos.
INTRODUCTION
Jésus Christ, notre bon
Maître, nous a fait la grâce d'avoir part
à l'adoration de son Nom; aussi bien ne
recevons-nous le nôtre d'aucune des qualités
qui nous affectent, et notamment de la fortune s'il s'en
trouve, ou de la noblesse, d'une naissance obscure ou de
la pauvreté, d'une notoriété qui
nous viendrait de quelque situation remarquable ou de
notre élévation en dignité, mais
à l'exclusion de toutes ces sortes de choses
susceptibles de nous désigner, nous autres, qui
croyons en Lui, recevons une appellation propre, unique,
celle de chrétiens; cette grâce nous a
été conférée d'en haut :
aussi serait-il bon sans doute de considérer en
premier lieu la grandeur de ce don, en sorte que nous
rendions de dignes actions de grâce au Dieu qui
nous a fait un si merveilleux présent; nous
aurions ensuite à nous montrer, tout au long de
notre vie, tels que le réclame la puissance de ce
grand Nom.
En bref, l'excellence de cette faveur, dont on nous a
jugés dignes en nous faisant partager le Nom du
Maître de nos vies, s'éclairerait pour nous,
si nous apprenions à connaître le contenu
propre de notre nom qui vaut en référence
au Christ, en sorte que nous prenions conscience, chaque
fois que, sous ce vocable, nos prières appellent
à notre aide le Seigneur de l'univers, quel genre
de lumière nous en recevons pour nos âmes ou
ce que nous pouvons saisir à travers ce Nom, en
croyant invoquer le Seigneur avec piété.
Or, lorsque nous aurons ces notions, par voie de
conséquence nous apprendrons aussi avec
précision comment nous présenter devant les
autres de la manière convenable par le moyen de
notre ferveur touchant la vie, en nous servant de notre
nom comme d'un maître et d'un guide conduisant
à la vie.
Si maintenant nous nous mettons à
l'école de saint Paul, en vue de ce double
objectif dont j'ai parlé, nous suivrons une route
tout à fait assurée qui nous conduira avec
certitude. Ce dernier, en effet, avec plus de
perspicacité que quiconque, a discerné
l'être du Christ et a montré par ses oeuvres
quel doit être celui qui porte son Nom : il a
imité le Christ d'une manière si sensible
qu'il a révélé en sa personne une
figure de son Maître, son âme étant
passée de sa forme propre en celle de son
modèle grâce à l'imitation la plus
exacte; à un tel point que, apparemment, ce
n'était plus Paul qui vivait et parlait, mais que
le Christ en personne semblait vivre en lui; ainsi l'a
exprimé celui qui avait un sens merveilleux des
biens qu'il possédait en propre : "Puisque vous
cherchez à découvrir une preuve que le
Christ parle en moi", et "je vis, non plus
moi-même,s mais le Christ vit en moi".
Ce même Paul nous a fait
connaître le contenu du nom chrétien par ces
paroles : "Christ est la Puissance de Dieu et la Sagesse
de Dieu"; il l'a également nommé "notre
Paix, ainsi que la Lumière inaccessible en
laquelle Dieu réside, notre Sanctification et
notre Rédemption , notre Grand-prêtre et
notre Pâque, l'Offrande propitiatoire pour nos
âmes, le Rayonnement de la Gloire de Dieu et
l'Effigie de sa Substance, Celui par qui Il a fait les
siècles, l'Aliment et la Boisson spirituels, le
Rocher et l'Eau, l'Assise de notre foi et la Pierre
angulaire, l'Image du Dieu invisible et notre grand Dieu,
la Tête du corps, c'est-à-dire de
l'Église et le Premier-né de la
création nouvelle, le Prémices de ceux qui
se sont endormis, l'Aîné d'une multitude de
frères, le Médiateur entre Dieu et les
hommes, le Fils unique couronné de gloire et
d'honneur, le Seigneur de gloire et le Principe de toute
chose ". Paul dit de Lui en effet : "Il est le
Commencement", "le Roi de justice et le Roi de paix", "le
Roi universel", "Possesseur d'une autorité sans
limites sur son royaume", et de nombreux autres titres de
ce genre, qu'on ne saurait énumérer,
étant donné leur multitude.
Or, rapprochons tous ces qualificatifs et
comparons-les mutuellement : tous, pourvus de leur
signification propre, contribueront, chacun pour sa part,
à éclairer Celui qu'ils signifient; il en
résultera une notable mise en lumière du
nom formé sur celui du Christ et ces titres
convergents nous révéleront de sa
Majesté ineffable autant que nos âmes
peuvent en contenir.
Puis donc que la dignité royale
l'emporte sur toute dignité et pouvoir et
puissance, que par ailleurs, à travers le Nom
d'Oint, la puissance royale apparaît d'une
manière intrinsèque et immédiate (on
sait, suivant l'enseignement de l'histoire, que l'onction
inaugure l'avènement au trône), bref,
puisque l'ensemble du pouvoir des autres titres est
renfermé dans la royauté, pour ces raisons,
quiconque a compris ces titres qu'elle renferme, a
compris également et simultanément le
pouvoir qui englobe ces pouvoirs partiels; or telle est
bien la royauté que le Nom porté par le
Christ désigne en propre. En conséquence,
vu que notre bon Maître nous accorde participation
au plus grand, au plus divin et au premier de tous les
Noms, en faisant appeler chrétiens ceux qui ont
l'honneur de porter son Surnom de Christ, il faudra
examiner chez nous aussi toutes les
interprétations possibles de ce vocable afin que,
loin d'être en nous mensongère, cette
appellation reçoive le témoignage de notre
vie.
Car ce n'est pas le nom qui nous est
donné qui fait ce que nous sommes : notre nature
fondamentale, quelle qu'elle soit d'ailleurs, se
reconnaît aux traits distinctifs qui s'attachent
à son Nom. Et par exemple, si l'on
donne le nom d'homme à un arbre ou à une
pierre, est-ce pour cela que la plante ou la pierre
prendront la nature humaine ? Impossible !
Mais il faut au préalable en
posséder la nature, seulement ensuite porter son
nom. Ainsi, s'agirait-il même des êtres les
plus ressemblants, on ne maintient pas le nom propre
quand on les désigne; comme si l'on disait de la
statue d'un homme : c'est un homme, ou de la reproduction
d'un cheval : c'est un cheval. Eh bien ! si l'on doit
appeler une chose par son nom et sans tomber dans le
mensonge, c'est sa nature qui nous désignera avec
précision la vérité de son nom. Si
d'ailleurs on donne à une matière, quelle
qu'elle soit justement, la forme imitée de quelque
objet, on le nomme un bronze, un marbre ou quelque autre
chose de ce genre, c'est-à-dire
l'élément sur lequel le sculpteur a
exercé son art quand il représentait, en
fiction, la forme extérieure de l'objet.
Par conséquent, ceux qui
reçoivent leur nom du Christ doivent au
préalable préalable être devenus tels
que ce nom requiert, ensuite seulement prendre sur eux ce
nom. Comparons plutôt : si l'on veut distinguer un
homme qui l'est par nature, de celui qui porte le
même nom du fait de sa ressemblance, on les
discernera l'un de l'autre en s'appuyant sur leurs notes
spécifiques respectives (on désignera le
premier comme un vivant doué de raison et de
jugement, l'autre comme une matière inerte,
parvenant à prendre forme humaine par le biais de
l'imitation); il en sera de même du chrétien
qui l'est réellement et de celui qui ne l'est
qu'en apparence : nous les reconnaîtrons aux
qualités qu'ils ont en propre et qui se
manifestent distinctifs.
Or, ces traits, chez le chrétien
authentique, sont ceux mêmes que nous avons
découverts dans le Christ. Il en est parmi eux que
nous comprenons : nous les reproduisons en les imitant;
il en est d'autres, en revanche, qui dépassent
notre entendement et que nous ne pouvons imiter :
ceux-là, nous les vénérons et les
adorons. Bref, tous les titres propres à
révéler ce qu'est le Christ, doivent
briller dans la vie du chrétien, les uns par
l'imitation qu'il en donne, les autres par le culte qu'il
leur voue, s'il recherche la "perfection de l'homme de
Dieu", comme le dit l'Apôtre, et se refuse
absolument à mutiler par malice la perfection.
Prenons encore une comparaison. Ceux qui
inventent les monstres de la mythologie, soit dans la
littérature, soit dans la peinture - qu'il
s'agisse de figures à tête de boeuf,
à corps de cheval, à pieds de dragon, ou
encore de quelque autre monstre de la sorte issu de la
combinaison d'espèces
différentes - ne se guident pas, dans leur oeuvre
d'imitateur, d'après un modèle pris dans la
nature mais la trahissent par cette invention absurde et
forment quelque figure étrange et non un homme;
ils représentent un être de fiction qui n'a
aucune existence réelle. Or, sans doute, nul
n'irait prétendre que c'est un homme, ce produit
d'une composition monstrueuse, quand bien même une
partie de l'oeuvre se trouve-t-elle justement ressembler
à la moitié d'un corps humain. De
même, on ne saurait non plus appeler
chrétien avec rigueur l'homme qui aurait une
tête animale, entendez celui à qui il
manquerait, faute d'avoir la foi, la Tête de
l'univers, laquelle est le Verbe, quand bien même
serait-il parfait pour le reste; il en serait de
même pour l'homme dont le corps, entendez la
pratique, apparaîtrait en désaccord avec sa
tête, la foi, en s'apparentant aux dragons par sa
colère, ou en se ravalant à la brute
à l'instar d'un reptile, ou en joignant à
la figure humaine la passion des chevaux pour les femmes,
passant de la sorte à la double nature de
l'hippocentaure composée de raisonnable et
d'irrationnel. Or, on peut voir nombre d'hommes de cette
sorte : les uns sous une tête de veau, entendez
soumis à l'idolâtrie, parvenant à
mener une vie convenable, comme on dépeint le
Minotaure, d'autres sous un masque chrétien menant
dans leur corps une vie bestiale, comme on
représente les centaures et les
dragons.
Puis donc que le
chrétien, à l'image du corps humain,
devrait pouvoir se reconnaître à son
intégrité, il convient que la vie du
fidèle témoigne de l'empreinte de tous les
biens que nous comprenons dans le sens du Christ. Tu
peux, il est vrai, sur tel point de la vertu, te
conformer aux exigences de ton nom, tout en cédant
sur d'autres à ce qui s'y oppose; mais cela
revient à être divisé en
toi-même, tu aboutis à prendre le poste de
ton ennemi, tu entres en lutte contre toi par le jeu
opposé du vice et de la vertu et tu ne souffriras
plus aucune trêve ni accommodement avec toi,
à cause de la vie que tu mènes. "Quoi de
commun en effet entre la lumière et les
ténèbres ?" selon le mot de
l'Apôtre.
Et puisque, de fait,
l'antagonisme est total et sans compromis possible entre
la lumière et les ténèbres, celui
qui s'attache aux deux à la fois sans
écarter de lui l'un des deux, se trouve à
son tour, compte tenu de ce que ces principes s'opposent
diamétralement, nécessairement
écartelé; il devient en même temps
lumière et ténèbres en sa vie
où elles s'enchevêtrent, car d'un
côté sa foi l'illumine par son rayonnement,
de l'autre sa vie de ténèbres obscurcit
l'éclat qu'il reçoit du Verbe. Ainsi la
compromission de la lumière avec les
ténèbres est impossible, et ces
éléments irréconciliables. Celui
donc qui embrasse l'un et l'autre contraires se rend son
propre ennemi, il a été scindé en
deux par sa conduite touchant la vertu et le vice et il
s'oppose à lui-même comme s'il se tenait en
face d'une formation ennemie.
Et de même qu'il
n'est pas possible à deux adversaires d'être
également vainqueurs au duel (car la victoire de
l'un entraîne nécessairement la mort de son
opposant), pareillement dans ce
le Hiéromoine
Cassien.
Voir les
oeuvres: http://www.gregoiredenysse.com/?page_id=64